« Le magistrat doit présenter les garanties requises d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu'il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l'instar du ministère public ». Quelques mots de l’arrêt Medvedyev rendu par la Grande Chambre qui vont peser lourd sur le statut actuel du Parquet et surtout, dans la perspective de la suppression du juge d’instruction, avec un Parquet maitre des poursuites et placé sous l’autorité hiérarchique du garde des sceaux.
Cet arrêt a d’autant plus d’importance qu’il prend place dans une lignée d’ensemble de la CEDH sur l’indépendance du juge. Il faudra donc procéder à une étude attentive de cet arrêt, en lui-même et au sein de la jurisprudence de la CEDH. Mais il y aura peu de marge pour supprimer le juge d’instruction, garder le Parquet dans un statut hiérarchique, et lui tranférer tous les pouvoirs d’enquête. La loi peut être votée, mais toutes les affaires et les toutes les personnes concernées se trouveraient dans un grande insécurité juridique, liée à l’affirmation, tôt ou tard, des garanties européennes. Tout est compliqué, mais tout est simple, finalement : laissons les juges juger…
Un procureur peut certainement prendre des décisions judiciaires remettant en cause les droits et libertés des personnes... si son indépendance de facto est assurée. Qui veut un Parquet indépendant en France? En quoi le juge d'instruction, dans son statut actuel, pose-t-il un problème tel, qu'il faille prendre le risque d'ébranler toutes les procédures par une réforme incertaine sur ces bases?
Voici pour aujourd’hui le compte rendu de cet affaire, et les extraits pertinents du communiqué du greffier et de l’arrêt de la Cour. Bonne lecture, Nicolas !
I. Petit rappel de l’affaire en deux mots.
Les neuf requérants étaient les marins d’un cargo dénommé le Winner. Immatriculé au Cambodge, le Winner fait l’objet en juin 2002 d’une demande d’interception de la part de la France, ce navire étant soupçonné de transporter des quantités importantes de drogue vouées à être distribuées sur les côtes européennes. Par une note verbale du 7 juin 2002, le Cambodge donne son accord à l’intervention des autorités françaises. Sur ordre du préfet maritime et à la demande du procureur de la République de Brest, un remorqueur est dépêché de Brest pour prendre en charge le navire et le dérouter vers ce port français. Suite à l’interception du Winner par la Marine française au large des îles du Cap Vert, l’équipage est consigné dans les cabines du cargo et maintenu sous la garde des militaires français.
A leur arrivée à Brest le 26 juin 2002, soit treize jours plus tard, les requérants sont placés en garde à vue, avant d’être présentés le jour même à des juges d’instruction. Les 28 et 29 juin, ils sont mis en examen et placés sous mandant de dépôt.
A l’issue de la procédure pénale diligentée contre eux, trois des requérants ont été déclarés coupables de tentative d’importation non autorisée de stupéfiants commise en bande organisée et condamnés à des peines allant de trois à vingt ans d’emprisonnement. Six ont été acquittés.
II. Ce que dit la Cour
A. L’arrestation en haute mer
Le premier point est le statut des marins pendant la traversée.
Pour la Cour, la privation de liberté subie par les requérants à compter de l’arraisonnement et jusqu’à l’arrivée à Brest n’était pas « régulière » pour manquement au principe général de « sécurité juridique ». La Cour conclut ainsi à la violation de l’article 5 § 1. Mais l’affaire n’est pas pris en compte sous l’angle du parquet, qui avait ordonné la mesure. L’analyse est plus générale : pour la Cour, le cadre légal permettant cette interpellation n’était pas assez bien établi, et la Cour déplore que « la lutte internationale contre le trafic de stupéfiants en haute mer ne soit pas mieux coordonnée, compte tenu de la gravité et de la mondialisation croissante du problème ».
Donc, pas la lutte contre le grand trafic est à peine régie par les textes, et c’est toute cette phase qui tombe, sans avoir à se poser la question du parquet qui avait pris les mesures de contrainte contre mes marins.
B. La présentation à un juge français
S’ouvre la deuxième phase, entre l’arrivée au port et la présentation à un juge. On retrouve sur la terre ferme note bon vieux droit français.
S’applique la garantie de l’article 5 de la Convention, sous le contrôle d’u juge sur toute mesure privative de liberté, avec trois principes jurisprudentiel : une interprétation étroite des exceptions, la régularité de la détention, la rapidité des contrôles juridictionnels, qui doivent être automatiques et effectués par un magistrat présentant des garanties d’indépendance à l’égard de l’exécutif et des parties et ayant la possibilité d’ordonner la mise en liberté après avoir examiné le bien fondé de la détention.
1. Voici le résumé fait par le greffe
« En l’espèce, la présentation des requérants à des juges d’instruction, lesquels peuvent assurément être qualifiés de « juge ou autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » au sens de l’article 5 § 3, est intervenue treize jours après leur arrestation en haute mer (la Cour regrette que le Gouvernement n’ait apporté des informations étayées concernant la présentation à ces juges d’instruction que devant la Grande Chambre).
« Au moment de son interception, le Winner se trouvait au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes françaises. Rien n’indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment de son état de délabrement avancé et des conditions météorologiques qui ne permettaient pas une navigation plus rapide. En présence de ces « circonstances tout à fait exceptionnelles », il était matériellement impossible de présenter les requérants plus tôt aux juges d’instruction, sachant que cette présentation est finalement intervenue huit à neuf heures après leur arrivée, ce qui représente un délai compatible avec les exigences de l’article 5 § 3 ».
2. Et l’extrait de l’arrêt
D’abord les principes généraux
117. La Cour rappelle que l'article 5 de la Convention figure parmi les principales dispositions garantissant les droits fondamentaux qui protègent la sécurité physique des personnes et que trois grands principes en particulier ressortent de la jurisprudence de la Cour : les exceptions, dont la liste est exhaustive, appellent une interprétation étroite et ne se prêtent pas à l'importante série de justifications prévues par d'autres dispositions (les articles 8 à 11 de la Convention en particulier) ; la régularité de la détention sur laquelle l'accent est mis de façon répétée du point de vue tant de la procédure que du fond, et qui implique une adhésion scrupuleuse à la prééminence du droit ; et, enfin, l'importance de la rapidité ou de la célérité des contrôles juridictionnels requis en vertu de l'article 5 §§ 3 et 4 (McKay précité, § 30).
118. La Cour rappelle également l'importance des garanties de l'article 5 § 3 pour la personne arrêtée. Cet article vise à assurer que la personne arrêtée soit aussitôt physiquement conduite devant une autorité judiciaire. Ce contrôle judiciaire rapide et automatique assure aussi une protection appréciable contre les comportements arbitraires, les détentions au secret et les mauvais traitements (voir, par exemple, les arrêts Brogan et autres, précité,§ 58, Brannigan et McBride c. Royaume-Uni, 26 mai 1993, série A no 258-B, p. 55, §§ 62-63, Aquilina c. Malte [GC], no 25642/94, § 49, CEDH 1999-III, Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 66, CEDH 2000-VIII, et Öcalan c. Turquie, no 46221/99 , § 103, CEDH 2005-IV).
Les caractéristiques et pouvoirs du magistrat
123. Le paragraphe 1 c) forme un tout avec le paragraphe 3 et l'expression « autorité judiciaire compétente » du paragraphe 1 c) constitue un synonyme abrégé de « juge ou (...) autre magistrat habilité par la loi à exercer des fonctions judiciaires » du paragraphe 3 (voir, notamment, Lawless c. Irlande, 1er juillet 1978, série A, no 3, et Schiesser, précité, § 29).
124. Le magistrat doit présenter les garanties requises d'indépendance à l'égard de l'exécutif et des parties, ce qui exclut notamment qu'il puisse agir par la suite contre le requérant dans la procédure pénale, à l'instar du ministère public, et il doit avoir le pouvoir d'ordonner l'élargissement, après avoir entendu la personne et contrôlé la légalité et la justification de l'arrestation et de la détention (voir, parmi beaucoup d'autres, Assenov et autres c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, §§ 146 et 149). Concernant la portée de ce contrôle, la formulation à la base de la jurisprudence constante de la Cour remonte à l'affaire Schiesser précitée (§ 31) :
« (...) [A] cela s'ajoutent, d'après l'article 5 § 3, une exigence de procédure et une de fond. A la charge du « magistrat », la première comporte l'obligation d'entendre personnellement l'individu traduit devant lui (voir, mutatis mutandis, Winterwerp précité, § 60) ; la seconde, celle d'examiner les circonstances qui militent pour ou contre la détention, de se prononcer selon des critères juridiques sur l'existence de raisons la justifiant et, en leur absence, d'ordonner l'élargissement (Irlande contre Royaume-Uni, 18 janvier 1978, série A no 25, § 199) », soit, en un mot, que « le magistrat se penche sur le bien-fondé de la détention » (T.W. et Aquilina, précités, respectivement § 41 et § 47).
Application de ces principes
131. En l'espèce, la Cour relève qu'au moment de son interception, le Winner se trouvait lui aussi en haute mer, au large des îles du Cap Vert et donc loin des côtes françaises, à une distance de celles-ci du même ordre que celle dont il était question dans l'affaire Rigopoulos. Par ailleurs, rien n'indique que son acheminement vers la France ait pris plus de temps que nécessaire, compte tenu notamment des conditions météorologiques et de l'état de délabrement avancé du Winner qui rendaient impossible une navigation plus rapide. En outre, les requérants ne prétendent pas qu'il était envisageable de les remettre aux autorités d'un pays plus proche que la France, où ils auraient pu être rapidement traduits devant une autorité judiciaire. Quant à l'hypothèse d'un transfert sur un navire de la Marine nationale pour un rapatriement plus rapide, il n'appartient pas à la Cour d'évaluer la faisabilité d'une telle opération dans les circonstances de la cause.
132. La Cour note enfin que les requérants ont été placés en garde à vue le 26 juin 2002 à 8 h 45 et que leur présentation effective à un juge d'instruction dans les locaux du commissariat de Brest s'est déroulée, au vu des procès-verbaux produits par le Gouvernement, de 17 h 05 à 17 h 45 pour le premier juge d'instruction, et à des heures inconnues s'agissant du second juge d'instruction (paragraphe 19 ci-dessus), mais étant entendu qu'il n'est pas contesté par les requérants que les auditions par ce dernier ont été concomitantes. En conséquence, la durée de la garde à vue des requérants avant leur traduction devant un juge n'a été que d'environ huit à neuf heures après leur arrivée en France.
133. Force est de constater que cette période de huit à neuf heures était compatible avec la notion d'«aussitôt traduit » énoncée à l'article 5 § 3 de la Convention et la jurisprudence de la Cour.
Donc...
Rien à dire, au cas d'espèce, sur la pratique judiciaire lors du retour à terre. Sauf, que par une motivation majeure, la CEDH précise que la mesure était prise par un juge d'instruction, juge au sens de la Convention, car il est strictement indépendant du pouvoir exécutif.